Séquence 6 : Argumenter par la
fiction
Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville
Texte 2
Le
discours du vieux Tahitien (chap.2)
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta :
“ Et toi, chef des brigands qui
t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes
innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur.
Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de
nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne
sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont
communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu
allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes
bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se
haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont
revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as
enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu,
ni un démon : qui es- tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou !
toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as
dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à
toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un
Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos
pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu
es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé
une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu
t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton coeur le
vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais
plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que
le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux
t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants
de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu
es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? Avons-nous pillé
ton vaisseau ? T'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos
ennemis ? T’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos
animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos
moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ;
nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes
inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
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