lundi 10 juin 2013

Séquence 6 Texte 3 Dialogue entre Orou et l’Aumônier (chap.3)



Séquence 6 : Argumenter par la fiction
Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville
Texte 3
Dialogue entre Orou et l’Aumônier (chap.3)
L'AUMÔNIER - La fille déshonorée ne trouve plus de mari.
OROU. - Déshonorée ! et pourquoi ?
L'AUMÔNIER - La femme infidèle est plus ou moins méprisée.
OROU. - Méprisée ! et pourquoi ?
L'AUMÔNIER. - Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur.
OROU. - Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ?
L'AUMÔNIER. - Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme.
OROU. - Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là ! et encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles étouffent leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou d'infortunés, qui sont eux-mêmes les instruments de leur supplice, en s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en qui la nature ne réclame pas ses droits.
L'AUMÔNIER. - Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?
OROU. - Nous nous marions.
L'AUMÔNIER. - Qu'est-ce que votre mariage ?
OROU. - Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un même lit, tant que nous nous y trouverons bien.
L'AUMÔNIER. - Et lorsque vous vous y trouvez mal
OROU. - Nous nous séparons.
L'AUMÔNIER. - Que deviennent vos enfants ?
OROU. - 0 étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de larmes. L'enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation : ce sont des bras et. des mains de plus dans Tahiti, nous voyons en lui un agriculteur, un pécheur, un chasseur, mi soldat, un époux, un prêtre. En repassant de cabane de son mari dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près un nombre égal de filles et de garçons.

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