Séquence 1 : Le
personnage de roman au féminin Texte 2
Entrée dans le monde dans le temps où,
fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en
profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou
distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me
tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à
m’instruire, m’apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les
objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les
miens à mon gré ; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard
distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier
succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure.
Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sécurité,
même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs
volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis
travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d’une
joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie cette
puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J’étais bien jeune encore, et presque
sans intérêt : mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais
qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces
premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser
pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de
mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres,
suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès
ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, & je ne montrai plus que
celle qu’il m’était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon
attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies ;
et j’y gagnai ce coup d’oeil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris
à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais
déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur
réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science
que je voulais acquérir.
Pierre
Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses, lettre 81 (1782)
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