Séquence 3 : Les luttes contre l’injustice
Texte n°3
Diderot,
Supplément au Voyage de Bougainville (1772)
Nous
sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre
futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon qui es-tu donc, pour faire
des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes- là, dis-nous à
tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de
métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce
que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et
qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et
qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles
dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond
de ton coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu
souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois
donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu
veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux
enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es
venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ?
t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous
associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre
image en toi. Laisse-nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes
que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre
ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et
bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons
pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons
de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir.
Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville
, chapitre 2
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