Séquence 3 : Les luttes contre l’injustice
Texte n°1
La Boétie, Discours
de la servitude volontaire (1574)
Pauvres gens et misérables peuples insensés, nations
opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous laissez enlever, sous
vos propres yeux, le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos
champs, dévaster vos maisons et les dépouiller des vieux meubles de vos
ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que
vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissât seulement
la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tout ce dégât, ces malheurs, cette ruine
enfin, vous viennent, non pas des ennemis, mais bien certes de l'ennemi et de
celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, pour qui vous allez si
courageusement à la guerre et pour la vanité duquel vos personnes y bravent à
chaque instant la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un
corps et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos
villes. Ce qu’il a de plus que vous, ce sont les moyens que vous lui fournissez
pour vous détruire. D'où tire-t-il les
innombrables argus1 qui vous épient, si ce n'est de vos
rangs ? Comment a-t-il tant de
mains pour vous frapper, s'il ne les emprunte de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, ne
sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il
pouvoir sur vous, que par vous-mêmes ?
Comment oserait-il vous courir sus2, s'il n'était
d'intelligence avec vous ? Quel mal
pourrait-il vous faire, si vous n'étiez receleur du larron3 qui vous
pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs, pour qu’il les dévaste
; vous meublez et remplissez vos maisons, pour fournir à ses voleries ; vous
élevez vos filles afin qu'il puisse assouvir sa luxure ; vous nourrissez vos
enfants, pour qu'il en fasse des soldats (trop heureux sont-ils encore!) pour qu'il les mène à la boucherie, qu'il les
rende les ministres de ses convoitises, les exécuteurs de ses vengeances. Vous
vous usez à la peine, afin qu’il puisse se mignarder4 en ses délices
et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu’il soit
plus fort, plus dur et qu'il vous tienne la bride plus courte : et de tant
d'indignités, que les bêtes elles-mêmes ne sentiraient point ou n'endureraient
pas, vous pourriez vous en délivrer, sans même tenter de le faire, mais
seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et
vous serez libres. Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous l'ébranliez,
mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse
dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser.
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire.
1-
Espions 2-Se ruer sur vous 3- Brigand, voleur 4- Avoir des manières
affectées
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