Séquence 5 : Réflexions
sur la nature humaine - Texte 3
- Quand je suis entré dans ce métier, je l'ai
fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j'en avais besoin, parce que
c'était une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se
proposent. Peut-être aussi parce que c'était particulièrement difficile pour un
fils d'ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu'il y a
des gens qui refusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme
crier : « jamais ! » au moment de mourir ? Moi, oui.
Et je me suis aperçu alors que je ne pouvais pas m'y habituer. J'étais jeune alors
et mon dégoût croyait s'adresser à l'ordre même du monde. Depuis, je suis
devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir.
je ne sais rien de plus. Mais après tout...
Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche.
- Après tout ? dit doucement Tarrou.
- Après tout, reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou
avec attention, c'est une chose qu'un homme comme vous peut comprendre,
n'est-ce pas, mais puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-être
vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de toutes ses
forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait.
- Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront
toujours provisoires, voilà tout.
Rieux parut s'assombrir.
- Toujours, je le sais. Ce n'est pas une raison pour cesser de lutter.
- Non, ce n'est pas une raison. Mais j'imagine alors ce que doit être
cette peste pour vous.
- Oui, dit Rieux. Une interminable défaite.
Tarrou fixa un moment le docteur, puis il se leva et marcha lourdement
vers la porte. Et Rieux le suivit. Il le rejoignait déjà quand Tarrou qui
semblait regarder ses pieds lui dit :
- Qui vous a appris tout cela, docteur ?
La réponse vint immédiatement :
- La misère.
Albert Camus, La Peste, 1947
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire